Discours

Inauguration du Centre sur le commerce et le développement inclusifs de l'université Georgetown

5 avril 2022
ITC Actualités

Bonjour à tous. J'aimerais tout d'abord remercier Jennifer et Katrin de m'avoir invitée à prendre la parole aujourd'hui dans le cadre de l'Académie mondiale du commerce.

Georgetown est mon alma mater. Si j'en crois Google, alma mater signifie « mère nourricière ». Georgetown m'a certainement nourri, à un moment critique de ma vie.

Jeune jamaïcaine, je venais d'être affectée à Genève pour travailler au sein du service du commerce extérieur à l'heure où le cycle de l'Uruguay touchait à sa fin. Non seulement je représentais un petit État insulaire en développement dans un club fait de grands pays riches qui fixaient l'agenda commercial mondial, mais je commençais tout juste à comprendre comment assumer mon rôle de femme dans cette arène très masculine qu'était alors la politique commerciale.

Le thème d'aujourd'hui, le commerce inclusif, et la mission du Centre que Jennifer et Katrin sont en train de lancer, ne pouvaient donc pas être plus proches de mon cœur.

On m'a demandé de faire un exposé liminaire de dix à quinze minutes sur le commerce inclusif, tout en vous épargnant une avalanche de statistiques, et sans vous abreuver du jargon des Nations Unies.

Je commencerai donc par vous raconter une histoire.

Comme la plupart des chefs d'agences des Nations Unies, je reçois beaucoup d'invitations pour assister à des panels, des déjeuners et des réceptions diplomatiques qui sont le cœur battant d'une ville diplomatique comme Genève. La semaine dernière, j'ai décidé de ne pas répondre à ces invitations et de me rendre plutôt en Amérique centrale.

Je me suis d'abord rendue à Guatemala City. De là, j'ai pris une voiture, roulé pendant trois heures en passant au pied des volcans toujours en activité. Après des kilomètres de campagne magnifique, je suis arrivée à un endroit appelé Ciudad Pedro de Alvarado, juste à la frontière avec le Salvador.

Mon organisation, le Centre du commerce international (ou ITC), y mène un projet financé par USAID. Une communauté de petites entreprises s'était développée autour du poste frontière, à la périphérie de la ville.

Lorsque le gouvernement, au nom de la facilitation du commerce, a décidé que le poste frontière devait être déplacé, la communauté s'y est opposée. C'est que leurs moyens de subsistance reposaient sur les longues files de camions qui attendaient que les formalités frontalières soient menées à terme. Ces moyens de subsistance, estimaient-ils, étaient désormais menacés.

En partenariat avec les autorités municipales, nous avons aidé à former les propriétaires de ces petites entreprises et ces entrepreneurs à développer de nouvelles activités. Il s'agissait d'un cas classique d'aide à l'ajustement commercial, mais dans une communauté isolée et aux ressources limitées.

J'ai passé une matinée dans un restaurant au bord de la route à écouter leurs histoires. Il faisait très chaud, il n'y avait pas de climatisation et les klaxons des camions résonnaient en arrière-plan. Mais les témoignages que j'ai entendus ce matin-là, je ne les oublierai pas de sitôt.

Je vous raconte cette histoire parce qu'elle résume ce qu'est, selon moi, le commerce inclusif. Au fond, il s'agit de faire en sorte que le commerce fonctionne pour tout le monde – en particulier pour les pays en développement, les communautés vulnérables, les minorités, les femmes et les petites entreprises.

Mais dans un sens plus large, il s'agit au fond de reconnaissance.

En premier lieu, il s'agit de reconnaître que même si les lois et les réglementations commerciales sont neutres, du moins sur le papier, leurs effets le sont beaucoup moins. Même si, en tant que juristes spécialisés dans le commerce, nous consacrons nos carrières à nous assurer de cette neutralité, les résultats concrets, trop souvent, ne sont pas neutres.

Ce manque de neutralité est essentiel à comprendre. La discussion que nous avons aujourd'hui est toute théorique, faite de mots couchés sur une page ou prononcés, mais qui viennent se heurter à la réalité économique.

Deuxièmement, il s'agit de reconnaître qu'il est difficile d'instaurer un commerce inclusif. J'insiste sur ce point. Au cours des derniers mois, j'ai poussé mon propre personnel à élargir notre offre sur les éléments fondamentaux du commerce inclusif : l'économie verte, la question du genre, la jeunesse et la connectivité numérique.

J'ai délibérément qualifié cet exercice interne de « moonshot », le fait de viser la lune. Cela fait référence au discours de JFK dans lequel il déclarait que l'Amérique se devait d'envoyer un homme sur la Lune au cours de la prochaine décennie, non pas parce que c'était facile, mais parce que c'était difficile.

Le commerce inclusif n'est pas quelque chose de flou, ou de superflu. Bien élaboré et correctement financé, il peut être aussi pertinent, percutant et axé sur les résultats que tout ce que nous faisons en matière de politique commerciale.

Je pense que l'inclusivité est le moonshot, le grand défi commercial de notre époque. La génération de mes parents a créé les structures de base du commerce. Mes pairs et moi-même avons concrétisé ces idées dans le système multilatéral que nous utilisons aujourd'hui. Le défi de la prochaine génération de professionnels du commerce est d'en répartir les bénéfices aussi largement et uniformément que possible.

Troisièmement, il s'agit de reconnaître que l'inclusivité est absolument essentielle dans le monde insensé dans lequel nous vivons aujourd'hui.

Il est trop facile, dans des villes diplomatiques et très politiques comme Genève ou Washington, de se concentrer sur une poignée de grands acteurs. Il est trop facile de penser que leurs seules luttes suffisent à définir la stabilité et la légitimité à long terme du système commercial mondial.

Ce point de vue n'a pas beaucoup de sens pour moi. Pourquoi d'ailleurs devrait-il en être ainsi :

  • Quand 90 % des entreprises dans le monde et plus de la moitié de l'emploi mondial se trouvent dans des micro, petites et moyennes entreprises ;
  • Quand, à l'heure actuelle, la population africaine de moins de 35 ans s'élève à près d'un milliard de personnes et que ce nombre augmentera de près de 200 % d'ici la fin du siècle ; et
  • Quand la promotion de l'égalité des sexes pourrait ajouter environ 12 000 milliards de dollars au PIB mondial, mais que les femmes entrepreneures dirigent moins d'un tiers des petites entreprises dans le monde.

Toute grande entreprise, tout grand projet de type moonshot, commence par un moment de reconnaissance et j'ai le sentiment que nous vivons précisément un de ces moments avec le commerce inclusif.

Les trois formes de reconnaissance que je viens de citer conduisent à la reconnaissance probablement la plus importante de toutes : la nécessité de revoir les fondements du système commercial que nous avons mis en place.

De nombreux pays examinent attentivement les accords commerciaux qu'ils ont signés – même ceux qu'ils ont défendus avec enthousiasme – et se posent la question suivante : Cui bono ? Qui en profite ?

Pour ceux d'entre vous qui seraient encore sceptiques quant à la capacité de transformation d'un système inclusif, permettez-moi de vous donner quelques exemples de ce à quoi peuvent ressembler, selon moi, les moonshots de l'inclusion. Je vous propose cinq défis.

Je commencerai par un domaine commercial des moins sexy : les marchés publics. Les détails de la politique commerciale des marchés publics ne sont pas exactement adaptés pour une entreprise comme Netflix, mais les chiffres sont néanmoins stupéfiants : il s'agit d'un marché de 11 000 milliards de dollars.

Plus on descend dans l'échelle économique, plus la part de l'économie augmente : les marchés publics représentent jusqu'à 40 % du PIB dans certains des pays les moins développés.

Or, seul 1 % de ce gâteau des marchés publics est attribué à des entreprises détenues par des femmes. Du coup, voici le défi numéro un : imaginez si nous pouvions changer la donne, ne serait-ce que de quelques points de pourcentage ?

Voici un autre exemple qui me tient particulièrement à cœur, celui de l'extraction de cobalt au Congo. Nous nous trouvons dans une situation où près des deux tiers de la matière première qui est au cœur de toute stratégie nationale de réduction nette de la consommation d'énergie sont extraits dans un seul pays, et ce, dans des conditions d'exploitation souvent épouvantables.

Je reconnais que des mesures importantes sont prises actuellement. Mon organisation aide l'UE et d'autres pays à faire en sorte que des mesures telles que la diligence raisonnable dans la chaîne d'approvisionnement ne se traduisent pas par une fermeture abrupte et soudaine des marchés pour les exportateurs des pays en développement. Ces pays ne doivent pas payer les coûts de ce qui est, en fin de compte, une bonne chose.

Hélas, la situation perdure alors que les ambitions climatiques ne cessent de croître. Voici donc le deuxième défi : pouvons-nous atteindre le zéro carbone grâce à une chaîne d'approvisionnement mondiale en cobalt que nous pouvons vraiment, honnêtement, qualifier de durable et d'inclusive ?

Un autre domaine consiste à aider les petites entreprises, en particulier dans les pays en développement, à opérer la transition écologique.

Ces entreprises ne sont pas représentées dans les forums tels que la COP, elles n'ont personne pour les représenter dans les débats publics, et elles n'ont pas d'accès aisé au crédit. Pour elles, la durabilité n'apporte que de nouveaux coûts et de nouveaux risques, et non de nouvelles opportunités.

Voici donc le troisième défi : pouvons-nous faire de la transition écologique une réalité commerciale par défaut ?

Il y a aussi la question de la révolution numérique. À la fin de l'année dernière, j'étais au Nigéria, où j'ai rencontré les bénéficiaires de notre initiative phare, appelée SheTrades (elle commerce), qui œuvre en faveur de l'autonomisation économique des femmes.

J'ai été stupéfaite d'apprendre que nombre de ces femmes entrepreneures, grâce à la formation que nous leur avons offerte en matière de stratégie de marque, de marketing numérique et de vente en ligne, ont pu non seulement survivre durant la pandémie, mais même augmenter leurs ventes.

La révolution numérique est une réalité commerciale et économique.

Quatrième défi : comment faire en sorte que toutes les entreprises et tous les commerçants puissent effectuer le saut numérique que nous avons tous fait pendant la pandémie, et pas seulement ceux qui ont les moyens de s'offrir un forfait de données illimité et une bande passante fiable ?

Enfin, je vous propose un dernier domaine de méditation : la consultation et le dialogue. Depuis près de soixante ans que l'ITC existe, nous avons reçu de nombreuses demandes de la part des gouvernements pour les aider à impliquer un plus grand nombre de parties prenantes dans l'élaboration de leur politique commerciale.

Il s'agit de reconnaître que si l'on vise un résultat inclusif, il faut commencer par un processus lui-même inclusif.

Les enjeux, une fois encore, sont énormes. Prenez l'exemple de la zone de libre-échange continentale africaine (ou ZLECAf). Actuellement, le commerce intra-africain représente moins d'un cinquième du commerce total de l'Afrique. Dans le cadre de la ZLECAf, ce chiffre devrait passer à la moitié, et ce, grâce à un marché africain total de 2 500 milliards de dollars.

D'où le cinquième et dernier défi : comment faire en sorte que des processus tels que le ZLECAf reflètent les intérêts et les aspirations des petites entreprises, des femmes entrepreneures et des jeunes en Afrique ?

Voilà les points que je voulais partager avec vous : trois formes de reconnaissance à garder en tête, cinq défis à relever, et un moonshot – notre objectif lune !

Ceux d'entre vous qui terminent leur parcours à l'Académie mondiale du commerce se lanceront dans le monde en tant que concepteurs de politiques. Vous serez les soldats de l'ombre dans la bataille pour rendre le commerce plus inclusif.

Dans l'esprit de ce nouveau centre, permettez-moi de vous lancer le plus grand défi qui soit. Posez-vous les vraies questions :

Est-ce que par mes actions j'aide un plus grand nombre de personnes à bénéficier du commerce ?

Est-ce que je regarde au-delà des statistiques de la facilitation du commerce et des formalités douanières et est-ce que je tends la main à des communautés comme celle de Ciudad Pedro de Alvarado ?

Est-ce que je dépasse le bla-bla diplomatique et pour m'attaquer réellement aux inégalités importantes, décourageantes et complexes qui sont au cœur du commerce mondial ?

Est-ce que j'investis de la recherche, du capital politique et de l'argent dans les problèmes auxquels sont confrontés tous ceux qui sont en bas de la pyramide ?

Si vous répondez par l'affirmative, alors c'est plus qu'une petite cerise que vous ajoutez sur le gâteau – vous assurez l'avenir du système en partant de la base. Vous aurez réussi le moonshot.

Non pas parce que c'est facile, mais bien parce que c'est difficile.

Merci.