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Entre aspirations et réalités perspectives locales du commerce régional

8 décembre 2011
ITC Nouvelles

N’en déplaise à certains défenseurs du libre-échange, les blocs commerciaux régionaux offrent un modèle convaincant de développement économique. En éliminant les obstacles au commerce au sein d’une région – en harmonisant la réglementation pour permettre la libre circulation des marchandises, des services et de la main-d’œuvre – les entreprises deviennent plus efficaces et l’environnement plus attrayant pour l’IED. Les blocs commerciaux créent aussi des marchés plus vastes et unifiés offrant à la population un plus grand nombre de produits, de services et de possibilités, créant ainsi un cercle vertueux d’offre et de demande. Du moins en théorie.

Comme l’ont montré des décennies d’expérience, entre la théorie et la pratique, il y a parfois un fossé. Même lorsque la volonté politique existe de libéraliser les pratiques commerciales et de créer une zone de libre-échange, la mise en œuvre intégrale de ces mesures à l’échelle nationale peut s’avérer élusive.

Deux des régions commerciales les plus avancées d’Afrique et d’Asie n’ont pas encore révélé leur plein potentiel, et ce en dépit des progrès considérables réalisés sur la voie de l’harmonisation. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1975, se compose de 16 pays membres et est indéniablement la région commerçante la plus mure d’Afrique. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) a été constituée en 1967 et compte aujourd’hui 10 pays membres. En dépit des réalisations réelles de la CEDEAO et de l’ANASE, les entreprises restent confrontées à un éventail d’obstacles non tarifaires dans les deux régions.

 

Obstacles aux échanges en Afrique de l’Ouest

Issifu Alhasan est responsable du service clients d’Unilever Ghana et, depuis 2002, responsable des échanges transfrontières de biens et de services pour l’entreprise. Il explique qu’au Ghana, respecter les règles de la CEDEAO est extrêmement complexe, et que cela décourage les entreprises ghanéennes d’exporter.

‘Vous ne pouvez pas simplement commencer à produire une fois établi dans la sous-région,’ affirme Alhasan. ‘Avant de pouvoir tirer parti du libre échange en Afrique de l’Ouest, vous devez vous enregistrer en tant qu’entreprise, enregistrer vos produits, puis renouveler les enregistrements chaque année.’

Même ainsi, l’enregistrement dans un pays de la CEDEAO aux fins d’échanges transfrontières n’est pas nécessairement reconnu dans les autres pays de la CEDEAO. Les fonctionnaires des douanes exigent parfois d’autres formalités qui ralentissent le processus et ajoutent au coût de l’exportation.

‘Imaginons que vous fabriquiez des marchandises au Nigeria et que vous vouliez les vendre au Ghana,’ propose Alhasan. ‘Vous pouvez venir au Ghana avec vos marchandises et les proposer à la vente tout simplement. Vous ne pouvez pas faire de même avec des produits ghanéens au Nigéria. Le Nigéria impose un contrôle de votre entreprise, un autre enregistrement, et l’obtention d’un permis de production de masse, le tout prenant au moins six mois. Cela n’encourage pas à fabriquer en dehors du Nigéria et à destination du marché nigérian.’

Pour différentes raisons de cette nature, la plupart des petits producteurs choisissent de ne pas s’enregistrer, ce qui leur ferme la porte de la sous-région élargie de la CEDEAO.

 

Lutter contre l’inertie

Les obstacles bureaucratiques mis à part, les échanges en Afrique de l’Ouest ne sont pas entièrement libres, même pour les négociants ayant enregistré leurs entreprises et leurs produits. Des frais officiels et non officiels sont fréquemment prélevés par les autorités à la frontière et aux points de contrôle le long des couloirs commerciaux. Selon le 15ème Rapport sur l’amélioration de la gouvernance routière, couvrant la période allant de janvier à mars 2011, les camions en Côte d’Ivoire étaient tenus d’acquitter, en moyenne, $E.-U. 21,44 en pots-de-vin et de franchir 3,8 contrôles tous les 100 km sur la route entre Abidjan et les pays du nord.

‘Dans certains pays d’Afrique de l’Ouest, les frais de transit sont tels qu’ils équivalent à des droits de douane,’ affirme Alhasan. ‘Les importations sont admises en franchise de droits, mais les autres prélèvements à acquitter sont ridicules et font perdre énormément de transactions à la sous-région.’

Ziad Hamoui, Président intérimaire de la Borderless Alliance, une organisation à but non lucratif qui prône la libre circulation des biens et des personnes en Afrique de l’Ouest, estime le problème surmontable. ‘L’échange d’informations est nécessaire pour dénoncer les dérives. La plupart des autorités au plus haut niveau ne sont pas conscientes des pratiques en vigueur le long des couloirs. Une fois alertées sur les obstacles au commerce, elles s’efforcent d’y remédier rapidement. Une fois le problème mis au jour, que des mesures sont prises pour y faire face, que les choses changent, les gouvernements et les négociants peuvent voir les choses différemment. Il s’agit donc essentiellement d’améliorer la visibilité le long des couloirs, pour les secteurs public et privé.’

Cela dit, il reconnaît que les pratiques actuelles, illégales aux yeux de la CEDEAO, sont bien enracinées. De l’avis de M. Hamoui, le fait que les gagnants et les perdants potentiels soient si nombreux est un frein important au libre-échange en Afrique de l’Ouest. À titre d’exemple, l’ouverture des frontières rendra les entreprises professionnelles de camionnage plus efficaces et plus concurrentielles, ce qui privera un grand nombre de chauffeurs de l’économie informelle de leur emploi.

‘Tant que vous n’avez pas la volonté politique de faire en sorte que le système soit plus efficace et de donner aux laissés-pour-compte un rôle plus productif, il sera difficile d’instaurer ce système,’ dit-il. ‘Le système est statique car ceux qui le composent ne souhaitent pas bouger de leur zone de confort – sauf les consommateurs qui payent plus qu’ils ne le devraient. Les producteurs, les distributeurs et autres fournisseurs de services pratiquent des prix trop élevés.’

 

 

Prisonniers du piège du revenu intermédiaire

En Asie du Sud-Est, l’ANASE éprouve des difficultés en matière de mise en œuvre. La mondialisation et l’essor des économies chinoise et indienne ont signifié une énorme pression concurrentielle dans la région.

‘Si vous prenez l’huile de palme, le pétrole ou le thé, il s’agit de ressources naturelles pour lesquelles nous sommes concurrentiels,’ déclare OK Lee, Président de la filiale de la Fédération des fabricants de Malaisie (FMM) à Penang. ‘Mais lorsqu’il s’agit de produits manufacturés, chaque pays peut être un concurrent.’

D’une manière générale, le marché de la Malaisie est très ouvert, ses exportations avoisinant 200% du PIB. Depuis vingt ans, affirme Lee, elle promeut constamment l’investissement industriel et les obstacles à la constitution d’entreprises sont peu nombreux. Mais cette ouverture a un coût. La croissance rapide a tiré le chômage vers le bas, mais les salaires n’ont pas réellement augmenté et l’innovation dans le pays n’a pas progressé.

‘Actuellement, la Malaisie produit uniquement pour des tiers, selon le cahier des charges d’autres pays,’ affirme Lee. ‘Nous manquons de compétences en positionnement de marques et en commercialisation internationale – et nous ne disposons pas de notre propre technologie. Nous essayons de relever le salaire minimum, mais si vous agissez trop vite, les entreprises manufacturières perdent en compétitivité. Sortir de ce piège du revenu intermédiaire n’est donc pas chose facile.’

Ce cercle vicieux économique pousse trop souvent la main-d’œuvre qualifiée et les plus brillants à quitter la Malaisie pour d’autres pays offrant des emplois mieux rémunérés. ‘La fuite des cerveaux est pour nous un énorme problème, nos forces vives étant séduites par des pays tels que Singapour, la Chine, l’Australie et d’autres qui payent mieux,’ déclare Lee. ‘Nous attirons quantité de main-d’œuvre bon marché en provenance d’Indonésie et d’autres pays de l’ANASE, mais elle occupe des emplois peu rémunérés dans le secteur manufacturier. Le Gouvernement malaisien a donc constitué un ‘corps de talents’ pour essayer de ramener les talents Malaisiens dans le pays.’

Les obstacles au commerce sont partout, affirme Lee, citant les normes parmi les obstacles non tarifaires les plus courants à l’échelle mondiale. ‘Nous n’avons pas conclu d’accord de reconnaissance mutuelle (ARM) en matière de normes. À titre d’exemple, ces deux dernières années nous avons été durement touchés dans nos exportations de fruits de mer surgelés vers l’Europe car nous n’étions pas en mesure de satisfaire à toutes les exigences de l’UE. Mieux préparée que la Malaisie, la Thaïlande a profité de cette situation. La question se pose donc de savoir si les normes internationales sont à 100% justes et équitables.’

La Malaisie n’est pas irréprochable en ce qui concerne la mise en œuvre des règles de l’ANASE. Elle s’est attirée les foudres de tous ses membres, affirme Lee, pour avoir protégé sa voiture nationale, la Proton, en prélevant des droits de douanes et d’autres charges. Selon Market Access Map, une base de données de l’ITC et un outil d’analyse des droits de douane dans le monde, les tarifs douaniers appliqués par la Malaisie sur les voitures de tourisme importées sont, pour la plupart des lignes tarifaires, considérablement plus élevés que ceux appliqués par l’Europe, le Japon et l’Australie. Ainsi, poursuit Lee, bien que la Malaisie dispose du plus vaste marché automobile de la région, les mesures protectionnistes appliquées au secteur de l’automobile ont sapé l’influence bénéfique du libre-échange et le pays a perdu l’occasion d’être un chef de file de l’automobile dans la région.

 

Optimisme pragmatique pour le libre-échange régional

Il est peut-être logique que les dirigeants d’entreprises décrient tout ce qui est susceptible de saper leur rentabilité et d’empêcher la concurrence loyale. Leurs réclamations en ce qui concerne les obstacles locaux sont donc compréhensibles, même s’ils se félicitent des objectifs de la CEDEAO et de l’ANASE. Comment ces hommes d’affaires voient-ils alors leur avenir? Peut-on encore espérer réaliser l’objectif d’une zone économique de libre-échange dans leur région?

‘Je ne pense pas que les échecs de l’ANASE soient de nature politique’, affirme Lee. ‘Les pressions économiques ont contraint les pays à agir, en particulier avec la montée en puissance de la Chine et de l’Inde. La région de l’ANASE compte entre 560 millions et 600 millions d’habitants. Si nous réussissons à instaurer le libre-échange entre eux, nous pourrons attirer l’IED, tout comme la Chine l’a fait avec son immense marché.’

‘Je suis optimiste car l’Afrique de l’Ouest est riche en ressources, en personnes intelligentes et bien formées,’ affirme Hamoui. ‘Des mesures devront être prises, que les politiques le veuillent ou non. Je pense que mieux vaut s’y préparer dès aujourd’hui, plutôt que d’attendre d’être mis devant le fait accompli. La défense des meilleures pratiques et l’élimination des pratiques irrégulières sont, pour l’heure, un bon point de départ.’

‘Si nous sommes décidés à faire que les choses changent, elles changeront,’ affirme Alhasan. ‘Tout est une question d’individus. La CEDEAO dispose d’excellentes politiques qui ont été entérinées par les bonnes personnes. Mais ce dont nous avons besoin, c’est de cohérence et de discipline. Sans cela, nous n’avancerons pas.’