Discours

« Commerce, conflits et migrations » - Faire face à la crise migratoire par le biais d’opportunités commerciales

22 janvier 2018
ITC Nouvelles
Discours prononcé par la Directrice exécutive de l’ITC, Arancha González, au ministère suédois des Affaires étrangères
Stockholm, 2 mai 2016

Monsieur le Secrétaire d’État,
Mesdames et Messieurs,

Merci de m’avoir invitée à m’entretenir avec vous sur le commerce, les conflits et les migrations.

On peut se demander quel rôle une organisation comme le Centre du commerce international (ITC), une agence de développement des Nations unies et de l’Organisation mondiale du commerce, doit jouer dans ce domaine. L’ITC soutient la croissance, le développement et la création d’emplois favorisés par le commerce. Nous mettons l’accent sur le développement inclusif et durable en facilitant la connexion des micros, petites et moyennes entreprises (PME) des pays en développement aux marchés, avec un accent particulier sur les femmes et les jeunes. La « crise des réfugiés et des migrants » ayant des causes variées, la solution à celle-ci doit, par conséquent, être recherchée sur plusieurs fronts. L’ITC s’intéresse à la nécessité de fournir des moyens de subsistance significatifs tant dans le pays d’accueil que dans le pays d’origine. Ceci n’est pas nouveau, puisque l’ITC agit principalement dans ce sens depuis 50 ans. Ce qui est nouveau, c’est l’urgence de focaliser l’attention et de concentrer les efforts sur le renforcement de la résilience économique. Ce qui est également urgent, c’est la nécessité pour les organisations internationales et non gouvernementales de mieux conjuguer leurs efforts pour un impact significatif.

Le mois dernier, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a publié de nouveaux chiffres record sur les migrations. Le nombre de personnes résidant hors de leur pays d’origine a augmenté de manière stupéfiante et est aujourd’hui de 244 millions.

Le mois prochain, le HCR publiera les dernières statistiques sur les personnes déplacées de force. Selon les prévisions, le nombre officiel de réfugiés, de déplacés internes et de demandeurs d’asile devrait dépasser la population totale de l’Italie.

La communauté internationale entend relever le défi. La réaction humanitaire passe clairement en priorité. Nous devons éviter les conflits. Nous devons nous concentrer sur la nécessité de sauver les vies immédiatement menacées et de fournir aux populations touchées le soutien dont elles ont besoin.

Cela ne fait aucun doute. Et c’est notre responsabilité en tant que communauté internationale.

Une fois que les situations se prolongent, les moyens humanitaires traditionnels commencent cependant à présenter de nombreuses limites. Après la phase initiale de la crise, les moyens de subsistance, les sociétés et les économies doivent être reconstitués. Au moment où la situation migratoire mondiale continue de s’aggraver, nous devons trouver de nouveaux moyens pour aborder le problème sous tous les angles.

Commençons par les réfugiés. Comme l’a indiqué le secrétaire d’État, Oscar Stenström, dans son propos liminaire, une personne peut vivre en moyenne 17 ans dans un camp de réfugiés. À Dadaab, par exemple, l’ITC a échangé avec des réfugiés de troisième génération. C’est-à-dire avec les petits-enfants des Somaliens qui ont fui leur pays au début des années 90.

Comme tout être humain, les habitants de Dadaab aspirent à construire leur propre vie dans la dignité. Mais après des décennies de vie dans un camp, sans jamais jouir du droit au travail, beaucoup trop de questions restent en suspens : que peuvent faire les réfugiés pour gagner leur vie ? Comment organiser les moyens de subsistance des réfugiés de manière à la fois légale et durable ? Et ensuite, de quelles compétences ont-ils besoin pour un rapatriement effectif à moyen terme.

Cette vision fait le tour du monde. Étant donné que les situations de déplacement se prolongent davantage, les réfugiés peuvent passer des décennies sans travail. Nous créons des générations de personnes qui ignorent ce que signifie travailler pour gagner sa vie. Bien que de nombreux réfugiés aient accès à la formation pendant leur exil, l’éducation n’est pas toujours centrée sur les moyens de subsistance, sur le revenu réel. Leurs compétences se détériorent ou, dans des cas de plus en plus nombreux, deviennent obsolètes. Selon l’opinion populaire, d’ailleurs erronée, tous les réfugiés, voire de nombreux migrants, sont des personnes dépourvues de compétences et sans apport pour la société. Cela est très loin de la réalité. Plusieurs de ces personnes menaient, comme vous et moi, une vie normale avant qu’une crise ne survienne.

Elles avaient des compétences, parfois importantes, qui peuvent être mises à profit. Elles avaient des aspirations. Elles ont beaucoup à offrir.

De milliers de tailleurs et coiffeurs réfugiés ont été formés, mais qui les embauche ? Comment gagnent-ils leur vie ?

Impulsés par de telles questions, l’ITC et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ont décidé de collaborer pour combler cette lacune. Nous voulions combler ce fossé traditionnel entre « l’humanitaire et le développement ». Le problème ne peut être compartimenté, encore moins la solution. Nous nous sommes associés pour lutter contre le déplacement forcé, notamment sous l’angle du commerce et de l’amélioration de la productivité.

Depuis plus de 50 ans d’existence, l’ITC a développé de solides compétences dans le domaine de la croissance inclusive, allant de l’autonomisation et de l’emploi des femmes et des jeunes à la stimulation de la compétitivité des PME et la promotion du commerce au sein des communautés défavorisées. Nous avons nous-mêmes apprécié à quel point le commerce peut changer des vies.

Notre collaboration avec le HCR est centrée sur l’élaboration et la mise en œuvre d’approches en faveur des moyens de subsistance durables dans les situations de déplacement. Nous sommes actuellement engagés dans une coopération similaire avec l’Organisation internationale pour les migrations afin de soutenir les migrants en situation irrégulière, dont le nombre ne cesse de croître.

Nous contribuons à résoudre la crise migratoire de trois façons principales.

Premièrement, résoudre les causes socio-économiques profondes des migrations économiques, en particulier le manque d’opportunités économiques pour les jeunes, bien entendu si la situation politique le permet. De nombreux migrants en situation irrégulière quittent leur localité d’origine parce qu’ils ne peuvent pas y gagner leur vie convenablement.

La réponse de l’ITC consiste à mettre en œuvre des interventions ciblées aboutissant à une compétitivité accrue des PME, des possibilités de création d’entreprise et d’auto-emploi aboutissant à des emplois meilleurs et plus stables. De telles initiatives offrent des opportunités de moyens de subsistance et concourent à une croissance, une durabilité et une résilience inclusives.

En Gambie, par exemple, l’ITC s’est associé à l’OIM pour relever les défis liés au chômage des jeunes, de potentiels migrants et de rapatriés dans les zones à haute pression, telles que les régions de North Bank et Upper River.

Ensemble, nous cherchons à renforcer les capacités du gouvernement sur les problématiques relatives à la migration et au développement, notamment la protection des migrants. Cette initiative répond également aux besoins immédiats et à moyen terme des potentiels migrants et des migrants de retour, en stimulant le développement local et en proposant des alternatives par le biais de projets communautaires axés sur le marché. Ce projet s’étend également à la diaspora du pays afin de soutenir la création d’emplois grâce à de nouveaux liens d’exportation.

Des approches similaires sont en cours d’élaboration dans les pays sortant d’un conflit, notamment notre initiative sur le fleuve Mano en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone. L’accent est mis ici sur l’emploi et la reconstruction, car la région a également été ravagée par l’épidémie Ebola.

Il est illusoire de penser, selon une opinion assez courante, que le développement socio-économique mettra fin aux migrations vers les pays plus développés. La mobilité est inhérente à l’être humain. Nous ne pourrons donc jamais ériger d’obstacles contre ce phénomène. Mais nous pouvons et devons résoudre les causes qui poussent des millions de personnes à risquer leur vie et celle de leurs enfants à la recherche de moyens de subsistance.

Une seconde approche est axée sur le renforcement de la résilience économique du pays d’accueil, tout en donnant aux réfugiés les moyens de contribuer activement aux secteurs soutenus. Dans ce cadre, l’ITC soutient les PME locales pour améliorer leur compétitivité et à offrir des opportunités d’emploi dans des secteurs où les populations locales et les réfugiés peuvent également apporter leur contribution. Le soutien s’étend sur toute la chaîne de valeur.

Au Liban et en Turquie, l’ITC a défini le potentiel des secteurs de la décoration d’intérieur, de l’ameublement et de la moquette, qui concourent non seulement à soutenir la prospérité économique du pays, mais aussi à offrir des emplois aux populations locales et aux immigrés. En effet, les artisans syriens offrent des compétences uniques en matière d'utilisation du bois et du tissage, que les PME libanaises et turques peuvent mettre à profit en complément des compétences de leurs propres travailleurs.

Dans les deux cas, les PME bénéficient d’un soutien en faveur de la compétitivité dans des aspects essentiels. Elles apprennent à adapter leurs produits aux préférences sans cesse changeantes des clients. Elles sont encadrées sur les techniques visant à la fois à minimiser l’impact environnemental et à optimiser l’utilisation des matières premières. En outre, les PME participantes bénéficient de la prospection sur les marchés, y compris l’accueil de missions d’acheteurs. En bref, ces projets visent à encadrer les entreprises locales tout au long du processus d’exportation, des techniques de production à l’utilisation des plates-formes de commerce en ligne.

En conséquence, l’emploi dans l’ensemble du secteur se trouve stimulé, ce qui profite aux populations locales et aux réfugiés. Et l’économie locale gagne en résilience lorsque les PME contribuent à stimuler l’emploi, à créer des richesses et à diversifier les marchés.

La troisième approche se fonde sur les programmes de l’ITC relatifs à l’inclusion économique à travers le commerce pour les femmes, les jeunes et les personnes défavorisées.

Notre Initiative de mode éthique, par exemple, exploite le potentiel productif des personnes défavorisées des zones urbaines, en majorité des femmes, avec l’appui d’entreprises à vocation sociale qui agissent également comme moyens d’intégration aux marchés. La semaine dernière, par exemple, Camper, un cordonnier de mon pays, l’Espagne, a lancé sa collection de bottes en cuir de tannage végétal fabriquées en Éthiopie.

Camper se joint à des marques bien établies telles que Vivienne Westwood, Stella McCartney ou United Arrows du Japon, pour offrir des débouchées à la créativité des artisans d’Accra et Nairobi à Ramallah et Port-au-Prince. La production est conforme aux normes du commerce équitable et neutre en carbone. Il en résulte, comme l’indiquent nos outils de suivi, une amélioration des revenus et de l’estime de soi qui permet aux bénéficiaires, principalement des femmes, de sortir de la pauvreté.

De manière plus générale, l’approche consiste à offrir des possibilités de revenus axées sur le marché à différents groupes de personnes vulnérables, tels que les migrants de retour, les réfugiés et les déplacés internes. Les entreprises exportatrices à vocation sociale s’approvisionnent auprès des bénéficiaires, organisés en micro-entreprises. L’exportateur leur apporte un soutien technique pour la production et s’occupe des relations commerciales.

À Dadaab, par exemple, nous avons confirmé le potentiel d’accès aux moyens de subsistance par Internet. En collaboration avec le Conseil norvégien pour les réfugiés, nous mettons en œuvre un projet pilote visant à tirer profit des incitations axées sur le marché pour améliorer les compétences et générer des revenus. Nous incluons des entreprises basées à Nairobi et qui exportent déjà des services d’externalisation des processus d’entreprise tels que la saisie des données et le formatage de documents. Le développement des compétences vise à répondre aux besoins réels des vrais clients.

Jusqu’à présent, les données disponibles montrent un potentiel élevé de création durable de revenus et d’acquisition de compétences commerciales. Les petits-enfants des éleveurs de chèvres somaliens qui ont fui les violences dans leur pays peuvent avoir une chance de prospérer dans l’économie numérique. Notre prochaine étape consiste à élargir cette politique de manière à toucher un plus grand nombre de personnes, aussi bien les réfugiés que les ressortissants kenyans. Nous travaillons également avec le HCR et son partenaire Caritas pour le déploiement de cette approche au bénéfice des réfugiés syriens vivant en Égypte.

Ces trois approches axées sur le marché s’avèrent prometteuses quant au traitement à la fois des questions liées aux réfugiés et aux migrations. Nous tirons encore des enseignements de l’expérience des autres, tout en affinant nos propres méthodes et en les déployant dans différents pays.

Jusqu’à présent, l’ITC s’est concentré sur les situations de déplacement prolongé ou dans des zones à fort potentiel de migration irrégulière. Le travail sur les moyens de subsistance exige une stabilité économique relative, ainsi qu’une forte adhésion du gouvernement. À partir de ces premières expériences, nous commençons à noter des tendances en termes de bonnes pratiques, en ce qui concerne l’ITC.

Premièrement, nous ne pouvons le faire seul. Pour donner du sens à nos interventions, nous devons nous conformer aux directives du HCR relatives aux moyens de subsistance ou à la stratégie de l’Organisation internationale pour les migrations au niveau local.

Pour les réfugiés palestiniens, nous nous tournons également vers l’UNRWA afin d’obtenir ses conseils et sa collaboration opérationnelle.

Nous avons en outre besoin de travailler avec des partenaires locaux dont la compétence dans des contextes complexes est avérée. C’est pourquoi nous collaborons avec le Conseil norvégien pour les réfugiés, le Fonds d’éducation pour les réfugiés et d’autres organisations partenaires du HCR. Nous travaillons, par exemple, avec les diplômés formés par nos partenaires (notamment en couture ou en informatique). Nous utilisons également leurs installations existantes. Les partenaires s’occupent généralement des aspects essentiels au niveau local, tels que les consultations communautaires, la dynamique de groupe, la sécurité et la logistique. Et ces interventions ont besoin d’un soutien multidonateurs.

Un deuxième constat est que notre point de départ doit être l’intersection probable entre la demande du marché et le potentiel productif des bénéficiaires.

Par exemple, des évaluations minutieuses des compétences dans le camp de Mentao au Burkina Faso nous ont permis de nous concentrer sur les techniques traditionnelles des réfugiés maliens en matière de tannage et de découpe du cuir. Nous avons également confirmé qu’un marché existe pour de tels produits.

Toutefois, les activités réelles relatives au projet ne commencent qu’après confirmation par une étude détaillée du marché et une évaluation complète des lacunes en matière d’approvisionnement. À Dadaab, par exemple, il s’agissait également de vérifier la connectivité à Internet, les problèmes d’approvisionnement en électricité et la sécurité des équipements, en plus des compétences informatiques des personnes. En ce qui concerne la commercialisation, notre objectif est d’aller au-delà des marchés de niche tels que les points de vente du « commerce équitable » ; nous recherchons plutôt l’évolutivité en ciblant les acheteurs commerciaux qui valorisent l’impact du sourçage. Cette orientation du marché sert de base pour un impact durable, mais exige une discipline rigoureuse pour satisfaire les demandes cesse changeantes des clients.

La présence de réfugiés génère d’importants coûts aux pays d’accueil. Il est donc non seulement juste, mais aussi impératif d’un point de vue politique, que les pays d’accueil bénéficient de ces interventions d’assistance technique. Notre projet Dadaab, par exemple, vise explicitement, depuis sa conception, à faire bénéficier les kenyans de manière directe.

En outre, les PME qui paient des impôts reçoivent un appui essentiel, ce qui entraîne une augmentation du nombre d’emplois dans les activités à plus grande valeur ajoutée. Ces entreprises constituent des liens indispensables dans la chaîne de production, notamment la conception des produits, leur commercialisation, l’assurance qualité ou la logistique.

D’ailleurs, cette approche centrée sur le pays d’accueil concourt généralement à renforcer la bonne volonté du gouvernement quant à l’assouplissement des contraintes juridiques qui pèsent sur le travail des réfugiés.

Troisièmement, autant nous devons veiller à ce que l’aide au développement soit convenablement canalisée vers le renforcement de la résilience économique, autant nous devons assurer une bonne collaboration entre les acteurs du développement pour garantir l’optimisation des ressources. Cette assistance, associée au pouvoir du secteur privé, sera essentielle pour répondre aux besoins croissants.

En conclusion, permettez-moi de souligner que le commerce est un élément important pour résoudre les causes profondes de la migration économique, en particulier pour les jeunes. Les personnes ayant un revenu sont moins susceptibles de quitter leur pays pour se lancer dans un dangereux périple vers une terre lointaine.

Des PME plus dynamiques créeront des emplois pour les populations locales et les étrangers. Elles contribueront également à renforcer la résilience des pays en proie aux crises migratoires.

L’exploitation des opportunités de marché peut contribuer à libérer le potentiel des personnes dont la dignité est bafouée. J’ai vu le commerce changer des vies, des femmes défavorisées qui tissent des paniers en Papouasie-Nouvelle-Guinée à une Massaï de 65 ans qui s’occupe encore des familles de ses six enfants.

À l’ITC, nous recherchons activement les moyens de concrétiser ces liens commerciaux pour les millions de personnes qui doivent quitter leurs pays, tout en contribuant à renforcer la résilience des pays situés autour de ces zones sensibles sur le plan humanitaire. Ces efforts en valent la peine.

Je vous remercie pour votre attention.